L'anti-sectarisme en France : Anciens/Nouveaux Risques pour la Liberté Religieuse ?
03/12/2021 Massimo Introvigne
Source Bitter Winter : http://bit.ly/3lko4x0
La pandémie du COVID, QAnon, et les débats sur le « séparatisme » ont revitalisé la MIVILUDES, structure anti-sectes française. Il est possible que des statistiques folkloriques conduisent à de mauvais choix.
par Massimo Introvigne
La France a une tradition d'activisme gouvernemental contre les « sectes ». Les groupes étiquetés comme « sectes » ont tendance à s'organiser de manière quelque peu différente par rapport à la société dominante, ce que la tradition française de laïcité perçoit comme faisant partie du « séparatisme », c'est-à-dire une « séparation » du consensus général autour de ce que les Français appellent les « valeurs républicaines ». La nouvelle loi contre le « séparatisme » comprenait à l'origine des dispositions visant les « sectes » en plus du radicalisme islamique, bien que ces dispositions, à la constitutionnalité douteuse, aient ensuite été éliminées par le gouvernement.
Cependant, les débats nationaux sur la loi contre le séparatisme ont été l'un des facteurs conduisant à une revitalisation de la MIVILUDES, la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires, créée par le gouvernement français en 2002 pour succéder à la MILS (Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes). Les médias français avaient remarqué un déclin de la MIVILUDES depuis 2015, car davantage de ressources ont été consacrées à la lutte contre l'islam radical. Lorsqu'en 2019, la MIVILUDES a été réorganisée au sein du Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR), les anti-sectes ont déploré que la MIVILUDES soit sur le point de disparaître.
Or, aujourd'hui, la MIVILUDES a été remaniée et renforcée. Le débat sur le « séparatisme » a joué un rôle, ainsi que les inquiétudes concernant les activités en France de « sectes » promouvant des médecines alternatives pendant la pandémie de COVID-19, et de « sectes politiques » comme QAnon dans le sillage des élections présidentielles américaines de 2020. Un rôle a été joué par le fait que Mme Marlène Schiappa, une femme politique qui a décidé de prendre le train en marche de l'anti-sectarisme pour des raisons qui lui sont propres, occupe depuis juillet 2020 le poste de ministre déléguée chargée de la citoyenneté, rattachée au ministre de l'Intérieur, c'est-à-dire un poste qui traite notamment des « sectes ».
La MIVILUDES, en collaboration avec plusieurs corps de police, a récemment publié ce qui semble être son nouveau rapport annuel sur les « sectes », ainsi qu'une note « fournie à la demande de Mme Schiappa » sur « les nouvelles tendances des dérives sectaires ». Bien que ce second document soit présenté comme un résumé du premier, ce n'est pas vraiment le cas. La note sur les « nouvelles tendances » inclut des noms et parle d'incidents qui ne sont pas mentionnés dans le rapport.
Le rapport admet que la première approche française qui a conduit à la publication en 1996 d'une liste de « sectes » a immédiatement été très controversée et était incorrecte. Les groupes ont été inclus dans la liste « non pas sur la base de critères objectifs, mais en fonction du niveau d'acceptation sociale à ce moment précis ». Il s'agit d'un aveu très important, car la MIVILUDES reconnaît ici que les universitaires qui ont critiqué la liste et qui ont été criminalisés en tant qu'« apologistes des sectes », avaient raison, que les autorités avaient tort et que les mouvements religieux ont été « stigmatisés » et harcelés simplement parce qu'ils étaient impopulaires.
La reconnaissance de l'erreur, explique le rapport, a conduit à se concentrer non pas sur les « sectes » mais sur les « dérives sectaires », une nouvelle notion « inconnue des domaines de la religion, de la sociologie et du droit » créée ad hoc par le gouvernement français. Outre la présentation des « dérives sectaires » comme étant presque la plus grande invention française depuis le champagne et le camembert, ce qui est affirmé là est à la fois important et alarmant. « L'État, dit le rapport, a ainsi transformé la présence des sectes, fait social, en une question d'ordre public, où prime le critère de dangerosité. Pour l'État, les dérives sectaires sont considérées comme dangereuses non pas parce qu'elles menacent les frontières religieuses traditionnelles, mais parce qu'elles remettent en cause les normes que l'État a établies dans des domaines stratégiques. Le problème vient de la possibilité qu'un groupe de croyants forme une communauté fermée dans laquelle l'éducation, les soins de santé, la nutrition et la vie sociale soient organisés selon des modèles qui échappent au contrôle de l'État ».
Peut-être faut-il lire deux fois pour comprendre ce qui est réellement affirmé ici, à savoir que l'État français ne tolère pas le « séparatisme » dans de vastes « domaines stratégiques » qui incluent la « vie sociale » et la « nutrition ». Il faut soit « s'organiser selon des schémas sous le contrôle de l'État », soit se faire traiter de « communauté fermée » et de « secte ». La question de savoir si ce « contrôle de l'État » généralisé est compatible avec un concept démocratique de liberté individuelle et religieuse est une autre question.
Cependant, même en appliquant cette vaste notion de « dérive sectaire », il semble que ce ne soit pas un problème majeur en France. Les spécialistes savent que les paniques morales à propos des « sectes » sont généralement promues par des statistiques folkloriques. En commentant les documents de la MIVILUDES, les médias français ont rapporté que le jeûne « sectaire » est un problème sérieux en France. Pourtant, la MIVILUDES indique qu'elle n'a trouvé que trois cas de « pratiques extrêmes » liées à l'alimentation en douze mois.
Nous lisons également que la MIVILUDES a trouvé en un an 500 cas de problèmes impliquant des mineurs. Mme Schiappa l'a traduit dans un communiqué de presse présentant les documents de la MIVILUDES en « 90.000 mineurs en danger », un excellent exemple de l'utilisation de statistiques folkloriques pour créer artificiellement une alarme sociale. Le rapport indique que la MIVILUDES et la police travaillant sur les « sectes » ne disposent pas de statistiques fiables, mais Mme Schiappa comprend que les chiffres gonflés sont très appréciés des journalistes.
Il est intéressant de lire qu'autour des quelque 3.000 cas de « dérives sectaires » constatés par la MIVILUDES, seuls 16 ont été transmis aux procureurs en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale, qui fait obligation à un fonctionnaire ayant connaissance d'un délit de le dénoncer à un procureur. En d'autres termes, pour 2 984 cas sur 3 000, la MIVILUDES elle-même a reconnu qu'il n'y avait pas de crime à poursuivre. Et nous ne savons pas combien des 16 cas transmis aux procureurs ont été effectivement poursuivis et ont abouti à des condamnations.
A son crédit, la MIVILUDES répudie aujourd'hui la stratégie des années 1990 qui a conduit à la publication de listes de « sectes », et a causé des années de souffrance aux membres des groupes ainsi étiquetés et « stigmatisés ». Mais tant que les accusations de « dérives sectaires » seront généreusement appliquées à des cas pour lesquels, comme l'admet la MIVILUDES elle-même, il n'y a pas de crime dans plus de 99% des incidents examinés, c’est une attitude de suspicion générale contre tous les groupes perçus comme « différents » ou « alternatifs » qui va être perpétuée. Et ceci est un problème pour la liberté religieuse et la démocratie.