Institut d’Histoire Sociale, Paris (No 67/ décembre 2018)

Un livre dérangeant et décapant qui doit interpeller tous les acteurs engagés dans la défense des droits de l’homme du monde entier vient d’être été publié aux Etats-Unis. Son titre en français pourrait être : « La dévaluation des droits de l’homme ». Il secoue et déconstruit les idées établies. Il dénonce l’inflation anarchique des droits humains. Il soutient que la philosophie et la pratique des droits de l’homme contribuent de moins en moins à élargir les espaces de liberté et même que, paradoxalement, elles les restreignent. Ce livre, très bien documenté sur le plan philosophique et historique, fait lentement mais sûrement son chemin dans les esprits de ceux qui s’interrogent sur la composition, le pilotage et l’aiguillage du train des instruments internationaux des droits de l’homme.

Son auteur, Aaron Rhodes, est une figure bien connue du monde international des droits de l’homme. Pendant 14 ans, Rhodes a en effet dirigé à Vienne la Fédération Internationale d’Helsinki (IHF) qui regroupait notamment les groupes d’Helsinki surgis en Union Soviétique et dans ses pays satellites après la signature des Accords d’Helsinki de 1975.

Dans son nouveau livre, Rhodes soutient que le concept des droits de l’homme s’est détaché des idées et des principes fondamentaux qui lui conféraient une légitimité morale  et sur lesquels  il reposait au départ : celui des droits naturels des Lumières. L’auteur blâme la confusion actuelle qui prévaut dans le chemin qu’a emprunté le monde international des droits de l’homme.

Les droits naturels sont indépendants des lois et coutumes des Etats et des cultures et ils sont inaliénables, à savoir qu’ils ne peuvent être ni abrogés ni restreints par le droit positif, les lois des dirigeants et les législatures. Alors que les droits naturels constituent le fondement du système des normes en matière de droits de l’homme, les législations et les institutions s’en écartent. Il en résulte un soutien affaibli aux libertés humaines individuelles et un postulat largement répandu selon lequel le fondement des droits de l’homme est ancré dans le politique et le droit positif des gouvernements.

Les origines de cette tendance se trouvent dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 où sont inclus des « droits humains » qui ne sont pas des libertés innées indépendantes de tout gouvernement mais des droits dépendant des Etats et garantis par eux.

Pendant sept décennies, le système établi par la Déclaration universelle a été exploité et par des régimes autoritaires et par des activistes politiques de gauche pour finalement produire une situation dans laquelle les droits humains ne peuvent plus être utilisés comme autant d’étalons pour mesurer la légitimité morale des gouvernements.

Tous les gouvernements, même celui de Corée du Nord, fanfaronnent à propos de leurs protections des droits humains. Le problème de la Déclaration universelle, c’est qu’elle incorpore des services gouvernementaux particuliers au titre de droits humains universels et selon le principe de l’« indivisibilité des droits humains », elle met sur un pied d’égalité ces services et le droit à la liberté, ce que Emmanuel Kant appelait notre droit inné.

Tous les gouvernements prennent des initiatives positives pour garantir le bien-être de leurs citoyens. Les gouvernements et les organes législatifs adoptent des lois à cette fin, des lois qui impliquent des compromis et des marchandages conduisant au transfert de ressources des uns vers les autres. Ces droits sociaux sont des droits mais ce ne sont pas des droits humainsuniversels, ou des droits naturels.

Les droits naturels, y compris par exemple la liberté d’expression et la liberté de religion ou de croyance, sont sacro-saints. Ils ne peuvent être violés ou subordonnés à d’autres buts si l’on veut que notre nature humaine commune soit respectée. Nous utilisons nos droits naturels dans l’arène politique pour exprimer nos principes politiques et assurer le bien-être de la société : amélioration du système éducatif, des soins de santé, de l’aide aux personnes handicapées et aux personnes âgées, de la protection de l’environnement, etc.

Il y a une différence profonde entre ces deux catégories de droits mais actuellement, elle est obscurcie par le dogme onusien de l’indivisibilité et de l’égalité de tous les droits humains. Or, selon Aaron Rhodes, il s’agit là d’une véritable menace pesant sur les libertés individuelles fondamentales. Les droits économiques et sociaux sont des idées politiques qui ne sont pas fondées sur une norme morale objective et transcendante. La réalisation de tels droits prend du temps, dépend des ressources disponibles ainsi que de compromis et d’interprétations historiques fluctuantes.

En les mettant sur un pied d’égalité avec les libertés innées, on introduit l’idée que ces libertés peuvent être mises de manière égale en balance avec des facteurs politiques.

Cet amalgame entre droits sociaux et droits naturels sous le vocable « droits humains », incite à penser que les droits naturels, tels la liberté religion ou de croyance, peuvent également être soumis à des compromis. Actuellement, malheureusement, les libertés et les droits fondamentaux sont considérés, non pas comme étant intrinsèques et inaliénables mais de nature idéologique, à l’instar des droits économiques et sociaux.

Actuellement, les libertés individuelles fondamentales sont en recul; près de la moitié des Etats sur terre imposent des restrictions sévères à la liberté de religion ou de croyance et la lutte pour cette liberté individuelle, bien que de nature non politique, constitue un obstacle au régime autoritaire de tous ces pays. Les violations de cette liberté se développent à un rythme croissant alors qu’il y a une inflation de droits humains, de traités, de mécanismes et d’institutions, de représentants spéciaux « de haut niveau », de bureaucraties nationales et internationales censés les protéger.

La vaste prolifération des droits de l’homme s’est surtout manifestée dans le domaine des droits économiques et sociaux, et non pas dans les droits individuels qui étaient le fondement même de l’ONU. Des traités inutiles sur des droits collectifs sont dans les tuyaux de l’ONU et sont en cours de ratification : droits des personnes âgées, droits des paysans, régulation des entreprises transnationales, etc. Toutefois, les Etats n’ont pas le courage politique d’arrêter cette poussée, ou ne comprennent pas pourquoi ils le devraient.

La communauté des droits de l’homme ne se préoccupe pas de cette question mais le problème de la prolifération des droits humains pose un problème d’inflation. La monnaie des droits de l’homme a perdu de sa valeur avec la multiplication des droits humains. De plus, l’inflation des droits humains s’est aussi développée avec les interprétations idéologiques, irresponsables et activistes des tribunaux où des juges créent de nouveaux droits humains et modifient le sens des droits existants.

La prolifération et la dilution des droits humains est un objectif souhaité par les gouvernements enfreignant les droits innés. Elle est aussi défendue par des « idiots utiles » dans les démocraties libérales qui voient dans les droits de l’homme une voie pour promouvoir des objectifs politiques et construire une utopie régulatrice globale. Un nombre toujours plus grand de « droits humains » se sont engouffrés dans le droit international et du fait du dogme du traitement égal de tous les droits, on tombe dans diverses implications absurdes. Ainsi, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne protège « le droit d’accès à un service de placement » (Article 29) comme elle le fait pour un droit fondamental ! Le droit à un accompagnement à l’accès à l’emploi est-il aussi important, aussi prioritaire, que l’interdiction de l’esclavage ou le droit à la liberté d’expression ? Ces droits-là ne sont-ils pas plus importants que l’accompagnement à la recherche d’un emploi financé par l’état ?

En outre, la liberté d’expression, de même que tout autre droit fondamental, est soumise à des conditions et à des dérogations dans les traités sur les droits humains et dans le droit national qui découlent de l’expansion des droits de l’homme et de la perte du principe des droits naturels inaliénables. C’est ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme, pourtant mise en place comme un rempart contre le totalitarisme, a confirmé que chacun avait certes, droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion et de croyance mais que cette liberté pouvait être limitée pour des raisons de sécurité publique, de protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou des droits et libertés d’autrui !

Inspiré par la sociologie de Max Weber, l’ouvrage d’Aron Rhodes soulève un autre lièvre qui conforte son axe principal : les droits de l’homme se sont banalisés et bureaucratisés, et ils ont perdu leur dimension charismatique. Ils ont besoin d’être réformés et en retournant à leurs racines dans un libéralisme classique, ils peuvent retrouver leur âme.

Un retour aux sources débouchera-t-il sur un respect et une application plus efficaces des droits humains ? Pas automatiquement mais il sortira le mouvement de cette inflation et de cette fuite en avant aveugle et irréfléchie dans laquelle il est engagé et est en train de se fourvoyer.

Dans la pensée de Rhodes, le principe des droits de l’homme restera toujours sujet à des compromis dans le cadre de la realpolitik au niveau international et il serait naïf de croire que les Etats-Unis seraient prêts à renoncer à leur allié stratégique au Moyen Orient pour avoir assassiné un journaliste gênant.

Dans le dernier chapitre de son livre, Rhodes nous place devant un paradoxe très dérangeant : les institutions internationales et supranationales existantes, censées défendre les droits de l’homme, sont dans l’incapacité de le faire car elles ont été exploitées, instrumentalisées et détournées de leur objectif initial par ceux-là même qui les bafouent allègrement (comme il est démontré en détails dans son livre). Vu l’impuissance des institutions internationales, l’auteur suggère que les états ayant foi en et soutenant les libertés fondamentales agissent en dehors de leur cadre, utilisent leurs relations bilatérales avec d’autres états ou unissent leurs efforts dans des coalitions ad hoc avec d’autres pays, pour promouvoir des dynamiques et des changements politiques positifs.

The Debasement of Human Rights

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