Loi dérives sectaires et sujétion psychologique, ce qu’ils en pensent…

Ces jours-ci à la Commission des lois de l’Assemblée nationale, on discute de la loi « visant à renforcer les dérives sectaires ». Le Sénat a proposé une nouvelle version du projet de loi, entre autres en en retirant l’article 1 du projet initial, qui créait un délit de « placement ou de maintien en état de sujétion psychologique ou physique ». Mais aujourd’hui à l’Assemblée, la rapporteure du projet de loi Brigitte Liso a estimé que le Sénat avait fait n’importe quoi, et entend bien remettre dans sa forme initiale le projet de loi, et réincorporer l’article 1.

Une première remarque liée au titre de la loi pourrait être faite quant à l’opportunité et la possibilité de légiférer sur une notion qui ne connait pas de définition juridique. En effet, il est de notoriété publique que ni le mot « secte » ni l’expression « dérives sectaires » n’ont de définition juridique. Le 17 janvier, Donatien Le Vaillant, Chef de la MIVILUDES (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires) s’exprimait ainsi sur France Culture : « il n’y a pas de définition juridique d’une secte et pour tout vous dire, il n’y en a pas non plus de dérives sectaires ». Nous voilà bien embêtés pour nos parlementaires, à qui l’on demande de légiférer sur un sujet qui n’a pas de définition juridique, et pour lequel on ne veut pas de définition, afin de garder le champs large pour y mettre un peu tout et n’importe quoi.

Un délit autonome lié à la mise en état de sujétion psychologique

Ceci dit, l’un des points les plus problématiques du projet initial, c’est bien la création d’un délit autonome de placement ou maintien sous sujétion psychologique. C’est ce délit qui a fait dire à la rapporteure du projet au Sénat Lauriane Josende : « Créer une infraction sur la simple interprétation de l’emprise mentale, c’est ouvrir une boîte de Pandore qui est liberticide ».

Mais en fait, ce débat a déjà eu lieu en 2000 et 2001, à l’occasion du vote de la loi « About-Picard », qui au début de son parcours parlementaire visait à créer ce délit autonome autour de la « sujétion psychologique » ou « manipulation mentale ». A l’époque, ils ont été nombreux à s’élever contre cela. Petit florilège d’opinions incontournables :

Tout le monde manipule

François Terré, procureur et président de l’Association de Philosophie du Droit, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, avait estimé que la nouvelle définition de la manipulation mentale (introduite pour répondre aux critiques de la première mouture) était exactement la même que l’ancienne et tout aussi dangereuse. Au sujet des « techniques propres à altérer le jugement » (qu’on retrouve dans l’article 1 du projet de loi actuel), il ajoutait : « Mais tout le monde s’en sert, de ces techniques, argumente-t-il, moi comme professeur, vous comme journaliste, la communication publicitaire, la télévision. Et tous les parents qui élèvent leurs enfants. »

Guy Carcassonne, expert incontournable en droit constitutionnel, avait déclaré en juin 2000, à la suite du vote en première lecture à l’assemblée nationale, qu’il n’était « ni bon ni juste que le Parlement prétende ainsi vouloir prémunir tout le monde contre tout pour n’aboutir qu’à infantiliser chacun ».

Et l’expertise psychiatrique ?

Dans le milieu psychiatrique, de nombreux experts judiciaires s’interrogeaient sur la définition juridique de la manipulation mentale. Jean Claude Paumès par exemple, pédopsychiatre et expert auprès de la cour d’appel de Colmar, avait déclaré qu’il serait difficile de mener une expertise psychiatrique dans des affaires où ce délit serait institué, car les limites du phénomène seraient imprécises ; les citoyens seraient avant tout des sujets avec leur subjectivité, leurs désirs, leurs dépendances plus ou moins conscientes et consenties, et beaucoup d’actes de notre vie pourraient être assimilés à de la manipulation mentale.

Même le psychiatre Jean-Marie Abgrall, pourtant en faveur de ce délit et militant antisectes, avait dû le reconnaitre : « Évidemment, on peut considérer qu’un parent manipule son enfant pour qu’il travaille bien à l’école. »

Les grandes religions montent au créneau

Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris à l’époque, remettait en question le bien-fondé de porter un jugement, par l’intermédiaire du délit de sujétion psychologique, sur les voies et pratiques des religions pour accéder à Dieu. Il avait aussi dénoncé le fait que la conversion pourrait d’être assimilée à de la manipulation mentale. Fondamentalement, il avait estimé que « la création d’un délit de manipulation mentale ferait courir des risques graves en ce qui concerne l’évolution des relations entre la société et les religions, et était susceptible de porter atteinte au principe de la présomption d’innocence. ».

Joseph Sitruk, grand rabbin de France, avait exprimé le fait que « la création d’un délit de manipulation mentale pourrait avoir de graves conséquences. Tout orateur ayant un ascendant naturel sur son auditoire pourrait être accusé de manipulation mentale » ; il ajoutait également que tout discours religieux tendait à convaincre ceux auxquels il s’adressait.

Jean-Arnold de Clermont, président de la fédération protestante de France avait rappelé que les termes de secte, de schisme ou d’hérésie étaient employés par référence à une norme et s’était demandé « par qui cette norme pourrait être fixée dans une société marquée par la séparation de l’Église et de l’État ». Il avait observé que la création d’un délit autonome de manipulation mentale contribuerait à la judiciarisation croissante de la société et que les critères permettant de caractériser ce délit étaient beaucoup trop flous.

Jean Vernette, représentant de la conférence des évêques de France (il fut pendant près de 30 ans le secrétaire national de l’épiscopat français pour l’étude des sectes et nouveaux mouvements religieux), avait déclaré qu’il n’existait aucune garantie que la nouvelle disposition ne serait pas appliquée à des religions ou à des mouvements de pensée. Il avait exprimé la crainte que l’adoption d’un tel délit ne finisse pas par donner à penser que toute conviction religieuse serait la manifestation d’une déviance de l’individu concerné. Il avait estimé contestable de vouloir protéger les victimes contre elles-mêmes, observant qu’une telle évolution pourrait conduire à la mise en place d’une police de la pensée. Il déclarait enfin : « Si les grandes religions ne se sentent pas aujourd’hui visées, on ne peut pas exclure qu’une congrégation religieuse soit un jour inquiétée au nom de pratiques telles que la prière nocturne ou le jeûne. »

La mémoire courte

A la Commission Nationale des Droits de l’Homme, son président Pierre Truche avait déclaré au nom de la Commission : « La création d’un délit spécifique de manipulation mentale ne nous paraît pas opportune. »

L’écrivain, journaliste et sociologue Frédéric Lenoir, lui écrivait : « N’importe qui peut être accusé de manipulation mentale : un professeur avec ses élèves, des parents avec leurs enfants, un psychanalyste avec ses patients, un patron avec ses employés, sans parler des publicitaires, des médias, des leaders d’opinion, etc. La manipulation étant partout à l’œuvre dans les rapports sociaux, à partir de quels critères définir un délit ? »

Voilà pourquoi ce délit autonome de placement ou maintien en état de sujétion psychologique n’avait pas vu le jour en 2001. Ces opinions sont toujours tout à fait d’actualité. Mais il semblerait qu’on ait espéré que nos parlementaires aient une mémoire courte, et que 20 ans après, on pouvait les berner aisément comme si rien ne s’était jamais passé. Sera-ce le cas ?

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